LA GRATUITÉ DES TRANSPORTS PUBLICS, UNE RÉUSSITE ASSURÉE ? EXEMPLES ET CONTRE-EXEMPLES
Si l’on surnomme la bicyclette la « petite reine », force est de constater que c’est la voiture qui règne en maître sur la plupart de nos villes. Toutefois, les préoccupations croissantes face aux nuisances du trafic automobile et au réchauffement climatique tendent à faire éclore, de-ci de-là, diverses mesures en faveur de la gratuité des transports publics. Si la pratique est marginale, elle est toutefois appliquée, selon diverses modalités, dans une centaine de villes de par le monde. À l’heure où le Grand-Duché saute le pas, nous revenons sur trois expériences européennes contrastées.
Tallinn
Bienvenue en Estonie, le plus septentrional des trois Etats baltes et considéré comme le premier pays à avoir instauré la gratuité (partielle) des transports publics sur l’ensemble de son territoire. L’expérience commence réellement en janvier 2013, lorsque 435 000 Tallinnois bénéficient de la gratuité totale des transports publics dans la capitale. Ce sont quelques 789 kilomètres de lignes de bus, trolley bus et tramway qui sont accessibles pour la modique somme de… deux euros (prix de la carte qui garantit leur accès) ! Le tout accompagné de multiples améliorations du réseau. C’est la crise économique de 2008 qui a poussé les Tallinnois à dire stop. Le budget transport pesant trop lourd sur leur portefeuille, les citoyens se sont prononcés pour la gratuité lors d’un référendum organisé en mars 2012.
La mesure devait coûter à la ville 12 millions d’euros par an sur un budget annuel de 53 millions, un montant qui a été estimé raisonnable compte tenu des avantages sociaux et environnementaux du système. Un pari réussi puisque les recettes précédemment tirées de la vente des billets ont été largement compensées par la stimulation de l’économie locale, les habitants profitant de la mobilité gratuite pour dépenser davantage dans les loisirs et les biens de consommation. Au-delà du bénéfice social, la mesure devait avoir un effet positif sur l’environnement grâce au transfert modal (de l’ordre de 15 à 20 % selon des estimations de l’époque) de la voiture vers les transports en commun. A la clé : une réduction des embouteillages, une meilleure qualité de l’air et une récupération de l’espace urbain au détriment de la voiture. Tallinn, c’est un peu la success story de la gratuité des transports publics : plus de sept ans après son introduction, la mesure a paradoxalement gonflé les recettes de la ville en y attirant des milliers de nouveaux résidents imposables (les non-résidents continuant à payer leurs titres de transport).
En 2018, la mesure en vigueur dans la capitale a été étendue à tous les bus interurbains du pays. Seuls ceux des petites villes restent encore payants. Les Estoniens doivent cependant toujours mettre la main au portefeuille pour voyager en train, même si le prix du ticket a nettement diminué. Reste que l’Estonie est l’Etat qui aura été le plus loin en la matière jusqu’à ce 1er mars 2020.
Dunkerque
Plus proche de nous, la ville portuaire de Dunkerque a récemment fêté le premier anniversaire de la gratuité de son réseau d’autobus, mesure phare du programme du maire Patrice Vergriete. Il aura fallu quatre années, et une période d’essai de trois ans durant les week-ends, à la Communauté urbaine de Dunkerque (CUD) pour la concrétiser et devenir ainsi la plus grande agglomération de France à avoir instauré la gratuité pour tous sur l’ensemble de son réseau d’autobus. Depuis septembre 2018, ce sont effectivement quelques 200 000 habitants d’une agglomération de 17 communes qui en bénéficient. Pour assurer la réussite du projet, la ville dévoilait simultanément un réseau d’autobus complètement restructuré, doté de plusieurs lignes à haut niveau de service.
Un an plus tard, l’heure est au bilan. Quand auparavant les deux tiers des déplacements s’effectuaient en voiture contre moins de 5% en transports en commun, ces derniers montent dorénavant en flèche. Pas moins de 16 958 042 voyages ont en effet été enregistrés entre septembre 2018 et août 2019, contre 9 143 529 l’année précédente, soit une augmentation de 85,5%. Le réseau compte désormais 50% de nouveaux usagers. Parmi ceux-ci, ils sont 48% à avoir aujourd’hui délaissé leur voiture. Ces résultats probants sont à imputer au tandem «gratuité-efficacité». Si la gratuité a incité les Dunkerquois à monter dans les bus, la restructuration du réseau a été redoutablement efficace pour les fidéliser. La grande inconnue reste environnementale. Bien que l’amélioration de la qualité de l’air n’ait pu être déterminée avec précision, elle reste cependant évidente.
Pour le maire de la ville, le seul inconvénient à la gratuité des transports publics serait son coût pour la collectivité. La CUD a mis sur la table 1,6% de son budget, à savoir 17 millions d’euros, et a abandonné un important projet de salle de sport et de spectacle pour investir 10 millions d’euros supplémentaires dans la mobilité. La ville compte également sur un dispositif fiscal typiquement français, la taxe VT (Versement transport), dont chaque entreprise de plus de dix salariés doit s’acquitter pour contribuer au financement des transports publics.
Hasselt
La gratuité totale de ses transports publics avait assuré à Hasselt, petite ville flamande chef-lieu de la province du Limbourg, une certaine notoriété. Seize ans après son entrée en vigueur, la ville belge a toutefois fait marche arrière pour raisons financières. Introduite en 1996, et accompagnée d’un développement conséquent de l’offre, la gratuité à Hasselt aura multiplié par dix la fréquentation du réseau. Sur les 37% de nouveaux usagers que comptait celui-ci, plus de la moitié était d’anciens piétons ou cyclistes. La mesure n’aura pas suffisamment encouragé les automobilistes à lâcher leur volant. Après quinze années de gratuité, plus de 75% des trajets domicile-travail étaient encore réalisés en voiture et les trajets en bus ne représentaient que 5% des déplacements. 90% des ménages possédaient d’ailleurs encore une voiture.
Malgré ses avantages (image de marque et attractivité de la ville, dynamisation du centre-ville et de ses commerces, création d’emplois), la gratuité est devenue insoutenable pour la ville en raison d’une hausse des coûts de fonctionnement du réseau. 2014 aura marqué la fin d’un système, les édiles préférant alors mettre un terme à la gratuité plutôt que de sacrifier des investissements nécessaires à la qualité du réseau. Désormais, seules quelques catégories de voyageurs bénéficient encore des transports gratuits.
Par A. Jacob