Nusantara, la future capitale indonésienne, promesse d’une ville verte ou exode climatique forcé?
Le projet de transfert de la capitale indonésienne a finalement été approuvé. C’est le président Joko Widodo lui-même qui l’a annoncé le 18 janvier dernier. Jakarta, l’actuelle capitale du pays, située sur l’île surpeuplée de Java, devra céder sa place à une cité toute nouvelle bâtie dans la jungle de Bornéo, située à quelque 2.000 km de là. Baptisée
«Nusantara», terme qui signifie «archipel» en indonésien, la nouvelle capitale promet d’être une ville intelligente à la pointe de la modernité, résiliente et respectueuse de l’environnement. Néanmoins, construire une toute nouvelle ville suppose l’utilisation massive d’espaces naturels arrachés à une nature encore préservée. Tout en voulant être rassurantes, les autorités indonésiennes n’ont pas véritablement le choix sinon délocaliser car Jakarta, l’actuelle capitale indonésienne, est en proie à des inondations de plus en plus fréquentes, à des affaissements de terrain et à une surpopulation qui accentue les problèmes de pollution et d’encombrement.
Après l’annonce du président indonésien de délocalisation de la capitale vers l’intérieur du pays, les premières maquettes et images de la nouvelle capitale politique ont été dévoilées. Elles donnent à voir un projet gigantesque, voire utopique, de ville intelligente à zéro émission construite au milieu de la végétation tropicale. Accueillant les futurs bureaux gouvernementaux, ainsi que le palais présidentiel, elle sera aussi une nouvelle métropole intelligente qui pourra attirer des talents internationaux et un centre d’innovation, selon les dires du président indonésien.
La construction de la future capitale politique aurait dû commencer dès 2020, mais la pandémie de Covid-19 a largement retardé le début des travaux. Plusieurs étapes dans la phase de construction de Nusantara sont prévues et planifiées jusqu’en 2045, un projet de très longue haleine doté d’un budget colossal de quelque 33 milliards de dollars. En tout cas, le gouvernement espère pouvoir s’y installer à partir de 2024, soit pendant la dernière année du second mandat du président Joko Widodo.
La promesse d’une ville verte
La nouvelle capitale sera donc installée au centre du pays, dans une partie de l’île de Bornéo relativement peu développée. Au total, plus de 256.000 hectares ont été réservés en vue d’une expansion du projet. De l’avis de certains responsables indonésiens, le déménagement complet pourrait prendre entre 15 et 20 ans. Et la construction totale de la future Nusantara prendra sans doute plus de temps, tant le projet voulu par l’actuel président est ambitieux. La nouvelle cité indonésienne couvrira dans un premier temps une surface de 3.000 hectares. Mais, à terme, elle s’étendra sur une superficie de 200.000 à 300.000 hectares. Le président Joko Widodo n’a cessé de promettre qu’elle sera une ville verte et à zéro émission, avec des transports exclusivement électriques.
Plusieurs projets durables devraient voir le jour. Selon le journal «Courrier international», la nouvelle capitale politique de l’Indonésie a l’ambition d’être une ville dans la forêt. Le ministère de l’Environnement et des Forêts indonésien souhaiterait y créer une pépinière de 100 hectares composée de 17 millions de plantes qui alimenterait en permanence la nouvelle capitale, et veillerait à la préservation de la flore locale en luttant contre la déforestation.
Selon le site officiel du projet, huit principes conducteurs ont été mis en place pour atteindre les objectifs d’une ville écologique, résiliente et à la pointe de la modernité. La ville, que ses développeurs ont voulu concevoir dans le respect total de la nature, sera constituée de 75% d’espaces verts accessibles à tous les habitants en moins de dix minutes. Les constructions seront intégralement écologiques et conçues dans une démarche d’économie circulaire pour réduire au maximum les déchets. La ville promet également de consacrer 10% de sa surface à l’agriculture et à la production alimentaire, tout en veillant à recycler 60% des déchets produits à l’horizon 2045. La préservation de l’eau est une priorité pour les autorités qui ambitionnent de traiter intégralement les eaux usées en 2035.
Côté énergie, la ville compte augmenter son efficacité de près de 60% par rapport à la capitale actuelle et ainsi atteindre la neutralité en 2045. La nouvelle capitale entend investir dans la production d’énergie renouvelable pour répondre intégralement à ses besoins. Selon le média local «Jakarta Post», un ensemble d’entreprises locales et étrangères avaient commencé à développer un parc industriel vert sur l’île de Bornéo. Ce parc devrait être alimenté par des centrales hydroélectriques et solaires, une manière de participer à la transition énergétique du pays et de faire de la nouvelle capitale un exemple à suivre. D’autant plus que l’Indonésie, grand pays exportateur de charbon, accuse un certain retard dans le développement des énergies renouvelables qui devraient représenter au moins 23% de l’approvisionnement énergétique total du pays d’ici 2025.
Malgré les ambitions vertes défendues par le président indonésien, le projet de déménagement de la capitale politique suscite de nombreuses réticences
Nusantara n’oublie pas pour autant de mettre ses habitants au centre de ses préoccupations. Elle se veut une ville moderne, sûre, résiliente et accessible à tous. La proximité du travail, des services sociaux et des espaces récréatifs est une priorité. La consigne est de rendre toutes les infrastructures essentielles accessibles à moins de dix minutes à tous les citoyens. Pour ce faire, la ville compte investir massivement dans le transport en commun propre et dans la mobilité active avec un objectif de 80% de l’ensemble du trafic, ce qui rend l’usage de la voiture personnelle exceptionnel. La ville s’est même donné comme objectif d’intégrer d’ici 2045 le top dix des villes durables et résilientes du Global Liveability Index, grâce notamment à un marché de l’emploi prospère, à un accès au logement abordable, un système éducatif performant et gratuit et à une excellente connectivité. À ce propos, Nusantara veut être à la pointe de la technologie, avec notamment le recours à des infrastructures numériques abondantes et une connectivité généralisée aussi bien pour les citoyens que pour les entreprises. Enfin, les autorités indonésiennes veulent renforcer le tissu économique avec la création de pôles d’excellence dans des domaines de pointe tels que l’industrie des technologies propres, l’industrie pharmaceutique intégrée, l’agroalimentaire durable, l’écotourisme et le tourisme de santé et l’industrie des énergies bas carbone.
Le revers de la médaille
Le déménagement de la capitale indonésienne vers l’île de Bornéo, à quelque 2.000 km, est un aveu d’échec devant les catastrophes naturelles qui se sont multipliées ces dernières années dans la région. Jakarta est notamment sujette aux inondations provoquées par le réchauffement climatique. En 2021, de nombreux quartiers ont été ravagés à cause de pluies torrentielles forçant l’évacuation de milliers de personnes. La ville subit également un enfoncement dû au pompage des nappes phréatiques. Selon «National Geographic», Jakarta s’enfonce de 30cm par an en dessous du niveau de la mer. La situation semble s’aggraver d’année en année à mesure que le niveau global des océans augmente. En outre, peuplée de plus de 30 millions d’habitants, Jakarta est dépourvue d’infrastructures suffisantes par rapport aux besoins de la population. Quotidiennement engorgée d’embouteillages géants, elle subit un haut niveau de pollution. La combinaison des deux phénomènes, l’un naturel et l’autre démographique, a incontestablement pesé dans la balance pour déplacer la capitale indonésienne vers l’île de Bornéo. Jakarta restera néanmoins la capitale économique du pays.
D’un autre côté, le phénomène des capitales qui déménagent n’est pas un fait nouveau. Plusieurs pays ont déjà franchi le pas. La Malaisie l’a fait en 2003, la Birmanie en 2006, le Brésil en 1960. Le phénomène semble s’accélérer et prendre la forme d’un exode écologique. Devant les répercussions des changements climatiques, combinées à la pression démographique, des pays prennent la décision de délocaliser leurs capitales dans l’espoir de repartir du bon pied et de créer des villes plus viables et écologiquement plus vertueuses. Mais, très souvent, ces nouvelles villes sont construites au détriment de la nature et de la biodiversité.
Pour construire, il faut fatalement détruire. Malgré les ambitions vertes défendues par le président indonésien, le projet de déménagement de la capitale politique suscite de nombreuses réticences. La région indonésienne de l’île de Bornéo abrite le parc forestier de Bukit Soeharto qui s’étend sur presque 62.000 hectares et qui est connu pour la réhabilitation d’espèces végétales et animales. Bornéo est également habitée par des populations autochtones qui risquent d’être expulsées. On estime à 21 le nombre de groupes indigènes vivant dans cette région. Selon une ONG locale, aucune mesure n’est prévue pour le moment pour protéger ces cultures et les droits fonciers de ces peuples.
La délocalisation des villes va crescendo à cause du réchauffement climatique. Le phénomène semble s’accélérer de plus en plus à mesure que le niveau des océans monte. Plusieurs villes importantes dans le monde sont menacées. À titre d’exemple, Venise, ce joyau architectural de l’humanité risque de disparaître avant la fin de ce siècle. Des villes côtières américaines et africaines pourront connaître le même sort. La Chine serait le pays le plus impacté avec neuf villes parmi les 20 premières en termes de risque de disparition. À l’échelle mondiale, plus de 280 millions de personnes seront déplacés si rien n’est fait dans les années à venir pour limiter le réchauffement climatique et la fonte des glaciers, d’après les experts du GIEC. Dans le cas de Jakarta, comme pour les autres villes, la délocalisation de la capitale ne fournit pas de solution réelle au phénomène. L’adaptation des villes aux aléas climatiques constituent un enjeu majeur pour l’avenir de nos sociétés. Limiter les impacts climatiques en adoptant d’autres pratiques plus écologiques serait plus efficace et certainement moins onéreux que de construire d’autres villes à tout va. Cela ne fera que déplacer le problème.
Par R. Hatira
Photo: ©AFP / NYOMAN NUARTA