Technophoria: la ville intelligente entre utopie et dystopie
Quel avenir voulons-nous? C’est la question posée à Niklas Maak, professeur, auteur et critique d’architecture, lors d’un débat consacré au futur de nos villes organisé par l’Institut Pierre Werner avec le soutien du Luxembourg Center For Architecture (LUCA). Il répond pour nous à la même interrogation en nous présentant son roman «Technophoria», dans lequel il porte un regard critique sur la société et les plus grands défis de notre temps.
Dans «Technophoria», vous abordez des problématiques comme celles de la numérisation, du changement climatique et des villes intelligentes. Pourquoi avoir choisi le roman pour traiter ces sujets?
Il est assez facile d’écrire un livre de non-fiction sur ces sujets. Par contre, il est plus difficile de s’interroger sur les changements fondamentaux qu’ils provoquent sur les humains, leurs pensées et leur corps. C’est ce que se demande le roman, qui raconte la vie et sonde les sentiments des gens dans ces nouveaux environnements. Comment les rapprochements actuels avec les robots modifient-ils notre perception du monde? Aujourd’hui, ils s’enroulent autour de nos poignets, sous forme de bracelets de fitness, puis nous entourent jusqu’à nous «avaler». La voiture connectée et la maison intelligente sont des robots qui nous englobent à proprement parler. Des appareils mesurent notre pression sanguine, évaluent notre sommeil et nous analysent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Nous entrons dans une nouvelle situation culturelle qui a également des effets psychologiques, qui modifie notre façon de penser ainsi que notre perception corporelle. Le roman se questionne aussi sur la frontière entre le public et le privé. Qu’en est-il d’un entrepreneur qui est allongé sur son lit toute la journée et qui échange des informations, qui google, qui skype et qui dirige son bureau depuis ce qui est, traditionnellement, un lieu de repos? Est-il dans un espace privé et intime, ou ne fait-il pas au lit ce qui se faisait autrefois sur la place du marché, à savoir échanger des informations, être vu, produire et vendre des choses? Le roman traite de tout cela. On peut le voir de manière pragmatique et le trouver très agréable, ou se sentir mal à l’aise à l’idée que les robots nous aient engloutis.
On peut voir le roman de manière pragmatique et le trouver très agréable, ou se sentir mal à l’aise
Certaines critiques situent votre roman à la frontière entre l’utopie et la dystopie. Selon vous, pourquoi? Était-ce l’effet recherché?
Mon objectif était de laisser ouverte la question de savoir si ce qui se prépare est une dystopie ou une utopie, notamment parce que ce n’est pas encore joué! Vivrons-nous dans une société prête à abandonner son idée de liberté et de responsabilité personnelle contre une promesse de confort et de sécurité, ou bien les outils numériques nous permettront-ils de concilier les deux? Je pense que notre réaction face à cet avenir dépendra de notre capacité à garder le contrôle de nos données (que les robots nous prendront). Après tout, l’une des questions fondamentales de «Technophoria» est la suivante: l’utilisation de la technologie permettra-t-elle aux citoyens de mener une vie plus libre, plus autodéterminée, moins aliénée? Ou les villes intelligentes visent-elles à rendre le citoyen plus contrôlable, que ce soit pour le compte d’un État autoritaire, comme c’est le cas en Chine, ou des entreprises qui privatisent et reprennent de plus en plus les fonctions de l’État et détruisent la gouvernementalité de la ville, comme on le voit aux États-Unis?
Comment vous êtes-vous documenté pour préparer votre roman? Avez-vous puisé votre inspiration dans certaines villes en particulier?
J’ai enseigné l’architecture à Harvard de 2014 à 2020 et, durant cette période, j’ai beaucoup discuté avec les planificateurs de villes intelligentes, visité certains projets ainsi que des fermes de serveurs, par exemple. Je me suis aussi inspiré des plans, aujourd’hui avortés, d’un nouveau quartier de Toronto conçu par Sidewalk Labs, le département de construction de villes intelligentes de Google. Le livre évoque aussi la façon dont la bonne idée de rendre une ville plus intelligente grâce aux outils numériques s’est transformée en une tentative de monétisation privée de tous les services développés par le secteur public au fil des siècles.
Quelles sont les caractéristiques des villes intelligentes conçues par l’entreprise dans laquelle travaille Turek, le héros du roman?
Dans l’entreprise pour laquelle travaille Turek, il y a des idéalistes qui croient que, pour la première fois, la technologie est capable de résoudre des problèmes humains essentiels et de prévenir la catastrophe à laquelle court un monde dans lequel 80% de la population vivra dans les villes. Mais il y a aussi des cyniques pour lesquels la révolution verte est avant tout l’occasion de faire des quantités d’argent infinies en remplaçant tout (les voitures, les façades, les systèmes de santé, etc.) par leurs propres produits «intelligents». Les villes que l’entreprise de Turek est en train de planifier se situent entre ces deux pôles.
Selon vous, quel serait un avenir souhaitable pour nos villes?
Pendant des siècles, les villes ont été façonnées par le travail et la consommation: la ville médiévale était orientée autour de la place du marché; la métropole moderne est le résultat de la concentration du travail et des moyens de production de masse en un seul endroit. La société de services a produit des villes avec des tours de bureaux en leur centre, des marchés commerciaux et des banlieues que les employés quittent le matin et regagnent le soir. Pour la première fois, nous avons la possibilité de changer tout cela grâce à la numérisation. La question axiomatique d’un futur urbanisme est la suivante: que seront nos villes une fois désertées par les consommateurs qui feront leurs achats en ligne et par les travailleurs supplantés par des robots et relégués dans leur bureau à domicile? Les bureaux de poste, les centres commerciaux et les tours de bureaux pourraient tomber en ruines dans un avenir qui n’est pas si lointain. Nous devons maintenant nous demander ce qu’il convient de faire de ces ruines, si nous pouvons voir dans ces futurs espaces vacants une opportunité de réorganiser la ville de manière plus détendue, plus solidaire et plus humaine, de la rendre plus verte et plus durable, et d’y organiser la vie autrement qu’en fonction de l’efficacité économique. Dans une nouvelle ville vraiment désirable, il y a plus de temps pour vivre ensemble entre proches, pour de nouvelles formes de productivité ainsi qu’une nouvelle appréciation du travail et de nouvelles formes d’éducation et de culture.
Crédit photo : Institut Pierre Werner
Propos recueillis par A. Jacob