L’alliance des intelligences
Plus présente que jamais, l’intelligence artificielle (IA) fait beaucoup parler d’elle, en bien comme en mal. Si elle soulève des inquiétudes, notamment lorsqu’elle génère des images d’une qualité déconcertante se confondant parfois avec la réalité, elle montre aussi un potentiel indéniable pour la recherche scientifique. Cette technologie, pas si nouvelle que cela, a notamment ouvert la porte à des perspectives prometteuses pour la recherche en biologie, en physique des astroparticules ou même en histoire.
Une nouveauté du siècle dernier
Le mercredi 14 juin, le Parlement européen a adopté sa position de négociation concernant la législation sur l’IA avant les discussions avec les États membres sur sa forme finale. Il devenait effectivement indispensable d’établir un cadre juridique à l’utilisation de l’IA au vu de l’importance qu’elle gagne dans tous les domaines, ou presque.
Pourtant, elle est loin de constituer une nouvelle technologie. Son nom apparaît dans les années 1950 pour évoquer une discipline scientifique cherchant à décortiquer les rouages du cerveau humain à l’aide des machines et à comprendre ainsi les mécanismes de pensée et les fonctions cognitives de celui-ci. Au début du 21e siècle, avec l’arrivée des ordinateurs dans les foyers, l’IA révèle son potentiel, revêt petit à petit l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui et rend possible le traitement de milliards de données dans des délais très courts et à des coûts raisonnables. Elle est désormais utilisée dans des domaines aussi variés que la reconnaissance vocale, les systèmes de lecture de plaques minéralogiques exploités par la police ou encore les mécanismes de sécurité des voitures (tels que le freinage automatique). Et, bien qu’elle soit encore l’objet de nombreux fantasmes hollywoodiens prétendant qu’elle pourrait un jour se doter d’une conscience et vouloir du mal à l’être humain, elle constitue aujourd’hui une aide précieuse pour la recherche scientifique.
De 4.800 inconnues à 29
L’algorithme d’apprentissage profond AlphaFold2, mis au point par DeepMind (entreprise spécialisée en IA appartenant à Google), a permis à la biologie de résoudre – ou presque – l’une de ses énigmes les plus épineuses: prédire la structure tridimensionnelle d’une protéine à partir de sa séquence linéaire en acides aminés.
Mais quel en est l’intérêt et pourquoi l’association américaine pour l’avancement des sciences a fait d’AlphaFold2 l’une des «percées de l’année 2021»? Pour répondre à ces questions, il faut prendre conscience qu’une seule protéine est parfois capable de guérir une maladie. Mais, pour qu’elle puisse être intégrée à la création d’un médicament, encore faut-il trouver la bonne parmi les centaines de millions ayant toutes une configuration unique. Cette dernière doit impérativement être connue puisqu’elle détermine la fonction de ce type de molécule. Avant 2021, les chercheurs analysaient la structure des protéines à l’aide de techniques expérimentales lourdes et les répertoriaient dans la «Protein Data Bank». Ainsi, ils avaient identifié la structure 3D de 160.000 d’entre elles. Cependant, il leur en restait encore 4.800, plus toutes celles qu’ils n’avaient pas encore découvertes. AlphaFold2 a réduit ce chiffre à 29 et prédit la structure d’environ 200 millions autres.
En revanche, l’algorithme a ses limites: AlphaFold2 n’a pas encore appris à anticiper la manière dont les acides aminés individuels peuvent modifier la structure des protéines, un phénomène crucial pour comprendre l’effet des mutations. Les progrès qu’il a permis de réaliser n’en demeurent pas moins remarquables. Pour Mohammed AlQuraishi, professeur adjoint de biologie des systèmes à l’Université de Columbia, «la biologie structurale est à l’aube d’une nouvelle ère qui privilégiera la fonction des protéines plutôt que leur forme. Cette dernière ne sera plus une fin en soi, et la discipline va mériter la composante «biologie» de son nom».
Lumière sur la matière noire
La physique aussi a réalisé des percées majeures, en particulier en ce qui concerne l’étude des astroparticules. Des scientifiques ont utilisé l’IA pour créer des simulations complexes et tridimensionnelles de l’Univers. Née d’une collaboration entre les chercheurs de l’UC Berkeley, du Kavli Institute du Japon, de l’Université de la Colombie-Britannique et de l’Université Carnégie-Mellon, la machine Deep Density Displacement Model (D³M) a appris des 8.000 simulations de formation que l’équipe lui a données et, avec une rapidité et une précision impressionnantes, a été capable d’ajuster des paramètres pour lesquels elle n’avait même pas été formée! Les chercheurs qui l’ont conçue ne savent pas comment cela est possible. «C’est comme nourrir un logiciel de reconnaissance d’images avec beaucoup d’illustrations de chats et de chiens et qu’il soit capable de reconnaître les éléphants», a déclaré l’astrophysicienne Shirley Ho du Flatiron Institute de l’Université Carnégie-Mellon en Pennsylvanie.
D³M calcule comment, sur 13,8 milliards d’années (l’âge de l’Univers), la gravité a déplacé des milliards de particules dans l’espace et établit toute une série de scénarios possibles. Une seule simulation lui prend 30 millisecondes alors que, sans l’aide de l’IA, elle pourrait nécessiter jusqu’à 300 heures de calcul. Grâce à l’ensemble des modélisations produites par D³M, les physiciens peuvent effectuer des comparaisons avec leurs propres données et, ainsi, mieux comprendre la naissance de notre Univers.
Un nouveau chapitre pour l’histoire?
L’IA est également un outil intéressant pour les sciences humaines. En l’utilisant, les historiens notamment ont permis à la recherche d’entrer dans une nouvelle ère. Grâce à l’apprentissage automatique de l’IA, les chercheurs sont capables d’analyser de grandes quantités de documents tels que des lettres ou des journaux et de détecter des relations qui seraient difficiles à identifier autrement. L’IA révèle ainsi des schémas et des tendances historiques cachés et interprète et contextualise des événements du passé. En l’associant à d’autres technologies, les scientifiques ont la possibilité d’adopter une nouvelle perspective sur les événements historiques, en vivant l’expérience immersive de la réalité virtuelle par exemple.
Par P. Paquet