DROIT DEVANT, VERS L’ÉCONOMIE CIRCULAIRE

L’économie circulaire ne fait clairement pas tourner en rond ses concepteurs et ses ambassadeurs dans le monde. Au Grand-Duché de Luxembourg, Romain Poulles, CEO de PROgroup revient sur sa vision de la Smart City. Il questionne le système actuel pour proposer de nouvelles solutions et de nouvelles approches vis-à-vis des villes et des bâtiments, mais aussi et surtout de la vie humaine de demain.

Quelles sont les activités principales de PROgroup ?

Notre activité majeure consiste à réaliser des concepts innovateurs en matière d’urbanisme, pour les quartiers, les villes, l’aménagement intérieur,… Une fois le concept approuvé par notre client ou notre donneur d’ordre, nous composons une équipe de gestionnaires qui le transpose sur le terrain.

Il y a aussi un point qui me semble très important à mes yeux au niveau de la conception et que nous avons en quelques sortes inventé : la phase zéro. En général lorsque l’on commence à construire ou concevoir un quartier de ville ou des bâtiments, les contrats débutent traditionnellement en phase une. De prime abord cela peut paraître logique, or cette phase concerne immédiatement la programmation et je dirais même les premières esquisses, les études de faisabilité etc. Nous insistons sur cette phase zéro pour que notre interlocuteur puisse réfléchir de manière structurée et mesurée sur la vision qu’il a de son projet et sur les valeurs.

Il faut remettre l’humain au centre de la réflexion

Au départ, son programme est plutôt simpliste et se concentre davantage sur les budgets ou le planning sans se poser d’autres questions comme celles des valeurs qu’il souhaite insuffler dans son projet. Nous partons d’un postulat très simple : il faut remettre l’humain au centre de la réflexion.

C’est-à-dire ?

A partir de ce postulat, le client prend conscience de nombreux enjeux et son projet prend une toute autre tournure. « Que va faire cet être humain dans ce bâtiment ? Comment cette personne s’appropriera-t-elle le quartier dans lequel elle vit ? Comment l’occupant priorisera-t-il ses choix ? », sont autant d’autres questions que nous soulevons ensemble dans nos discussions avec notre interlocuteur. Généralement les mêmes réponses reviennent souvent : la luminosité, le confort thermique et acoustique ou encore l’accessibilité au bâtiment. Un projet ce n’est pas seulement une belle façade avec de beaux montages en 3D, il doit d’abord vivre de l’intérieur vers l’extérieur.

Toutes ces réflexions d’urbanisme me font naturellement rebondir sur un autre point très important qui concerne les déchets systémiques. La voiture, par exemple, n’est pas utilisée à 95% du temps et lorsqu’elle est employée, seule 1,2 personne en moyenne l’utilise. On retrouve la même chose dans les bâtiments, qu’ils soient des restaurants, des bureaux ou des résidences. Dans les zones d’activités un restaurant est vide 95% du temps. Les écoles ? Elles sont utilisées 7% du temps. Les lycées ? Environ 5%. Notre bâtiment Solarwind ? 15%. Ces taux d’inutilisation de l’espace sont des déchets qui découlent justement d’un problème de système.

La Smart City parviendra-t-elle à répondre à ce problème de déchets systémiques ?

Je tiens d’abord à définir ma vision de la Smart City et je préfère d’ailleurs parler de ville du futur. Je trouve que c’est un concept qui manque encore de définition. Certains la voient comme une ville durable, d’autres l’associent à la haute technologie, à la réseautique, à la digitalisation ou à la connectivité. Si on limite la ville de demain à ces propriétés cela créera beaucoup de problèmes. La technologie n’est pas une fin en soi et beaucoup l’oublient. La fin en soi doit servir une cause bien plus supérieure qui remet l’être humain au centre de tout pour améliorer son bien-être, sa sécurité et son confort. Si l’on met l’environnement de l’Homme et l’environnement en général au même niveau, alors ce sera problématique car la technologie est consommatrice d’énergie. Si l’Homme continue à produire de l’énergie comme il le fait aujourd’hui, alors le système s’emballera.

Une Smart City repose finalement sur plusieurs pilliers : l’énergie, la gouvernance, les gens, la mobilité,… et doit répondre à ce phénomène de déchets systémiques. Pourquoi ? Car la ville du futur doit être bien pensée et modulable. Il faut créer des places aux multiples usages dans les villes. Cela sans être uniquement rattachée à la digitalisation et au tout technologique car selon moi, la vraie intelligence se trouve justement chez l’Homme.

Une ville où les ressources et l’Homme doivent être en symbiose

Comment mettre en place une ville intelligente ? Sur quel modèle et sur quel système faut-il s’appuyer ?

Ce qui peut paraître « Smart » aujourd’hui ne le sera peut-être plus dans 10, 15 ou 20 ans. Je pense simplement qu’il faut intégrer les gens dans la conception et réaliser des processus participatifs, les engager dans la gouvernance et les processus décisionnels qui concernent l’évolution de leurs quartiers, de leurs villes.

Il y a tout un modèle et même un système à changer. Je veux juste faire une petite parenthèse pour contextualiser ma pensée et expliquer la différence qui existe entre efficience et efficacité. En anglais, l’efficience c’est « doing things right », l’efficacité c’est « doing the right thing ». Si l’on optimise un système qui est fondamentalement faux, il sera de plus en plus mauvais avec le temps. Là, nous touchons le cœur du débat.

Par cette distinction, je souhaite évoquer le développement durable tel qu’il est vécu aujourd’hui et une nouvelle forme de durabilité que l’on peut appeler l’économie circulaire à impact positif. Cela fait bientôt 30 ans que le développement durable a été inventé, force est de constater qu’il ne fonctionne pas car nous pratiquons la politique du moins mauvais. Le recyclage n’est pas optimisé. Prenons 100 kg de boxite, ils permettent de réaliser 7 kg de canettes en aluminium. Parmi ces 7 kg je ne recycle que 75% de matières premières etc. Au bout d’un certain temps on ne peut plus recycler car le chiffre diminue sans cesse.

Mais attention, le développement durable n’est pas une mauvaise intention, il donne seulement cette mauvaise impression de pouvoir résoudre tous les problèmes. Imaginons qu’une personne vole un paquet de cigarette tous les jours dans un bureau de tabac. Un jour il se fait prendre en flagrant délit et passe devant le juge. Celui-ci lui dit « écoute, si tu t’engages à voler seulement trois fois par semaine je te donne un certificat ». C’est surréaliste et pourtant c’est ce que font les pollueurs qui s’engagent à moins polluer puisqu’ils reçoivent des certificats et des honneurs. Voici la logique du développement durable.

Il ne s’agit pas non plus de pointer du doigt un individu pour sa consommation d’objets polluants. Je reste persuadé qu’il faut un modèle économique différent et c’est là qu’intervient la notion d’économie circulaire qui se base essentiellement sur le fonctionnement de la nature. La nature crée des systèmes ou rien n’est laissé au hasard. Un fruit qui tombe d’un arbre donne un déchet organique que d’autres organismes vont utiliser pour vivre et ainsi de suite. La nature ne produit pas de déchets qu’elle n’arrive pas à gérer.

Dans l’économie circulaire, nous éliminons la notion de déchet. Il en existe des millions chez l’Homme mais nous n’avons jusqu’à maintenant jamais réflechi à un système tel que celui-ci où une matière première peut être utilisable pour une autre. Car la Smart City est aussi une ville où les ressources et l’Homme doivent être en symbiose.

Une économie circulaire telle que vous la décrivez peut-elle être compatible avec la société humaine, avec ses enjeux et ses problématiques qui sont justement parfois loin d’être naturels ?

Je suis persuadé que oui, l’économie circulaire est compatible avec nos sociétés. Ces nouveaux modèles reposent simplement sur des questions de mentalité et de culture. Il faut apporter du sens à ce que l’on veut mettre en place et c’est là qu’il faut insister. Nous travaillons sur les modèles de services et le partage. Il y a dix ans, des services comme BlablaCar ou Air BnB n’existaient pas. Même aujourd’hui, nous travaillons différemment avec, par exemple, le télétravail. Les plus jeunes générations sont moins accaparées par le sentiment de possession.

Je pense ainsi au partage d’objets, nos maisons sont statistiquement composées de 3.000 objets et 80% d’entre eux sont utilisés seulement une fois par mois. C’est un vrai problème, nous achetons des objets pour les utiliser une ou deux fois et les stocker ensuite, ce qui est à la fois une perte d’argent et d’espace. Si j’ai besoin d’une perceuse, je la commande en ligne via une application pour une ou deux journées. La Smart City doit donc offrir de nouvelles alternatives qui mêlent l’économie, l’environnement et la fin de l’obsolescence programmée pour les produits. L’idée serait par exemple de vendre un service plutôt qu’un produit. Philipps l’a déjà lancé avec le concept « Light as a service ». Si j’achète une lampe, c’est pour la lumière, si j’achète un ascenseur, c’est pour se déplacer facilement…
Donc pourquoi ne pas vendre un service ou une performance comme on le fait maintenant avec la musique par exemple ?

La ville du futur doit également être dynamique, il faut la percevoir comme une série de flux : le vent, l’eau, le rayonnement solaire, l’humain, les ressources etc. Dans ce principe d’économie circulaire, il faut voir la Smart City comme un dépôt de matières premières. D’ici quelques années, chaque bâtiment, chaque produit, disposera d’un passeport qui identifiera toutes les matières utilisées dans une structure. Nous le faisons déjà dans les nouvelles constructions. L’objectif ? Connaître le nombre exact d’acier, d’aluminium, de verre, de bois,… au sein d’un bâtiment pour pouvoir le récupérer de façon intelligente ensuite. La ville devient ainsi un stock de matière première, on s’éloigne donc du simple principe de recyclage.

Qu’en est-il au niveau des bâtiments futurs ? La résidence Nesto par exemple est-elle l’avenir de la construction ?

A mon sens, le bâtiment actif, c’est-à-dire positif en énergie, est ce vers quoi il faut tendre. Aujourd’hui un bâtiment peut avoir un impact positif sur son entourage et son environnement. Nous avons par exemple augmenté la biodiversité au sein et aux alentours de Solarwind avec un élevage de chauves-souris, des rûches, des arbres fruitiers etc.

La résidence Nesto, s’il fallait la décrire en quelques mots, est un cube qui doit rentrer dans l’économie circulaire. La première a été inaugurée à Wiltz en septembre dernier et sera la première d’une série qui sera suivie par Differdange ou encore Esch-sur-Alzette.

Energétiquement autonome, abordable en termes de prix, Nesto élimine la notion de déchets systémiques tout en étant entièrement démontable. Ce laboratoire est aussi doté d’un passeport de matériaux, il n’est certes pas exceptionnel en termes de beauté mais il comprend et décrit tous les principes rationnels de l’économie circulaire, un modèle sur lequel je centralise ma vision de la Smart City.

Par Pierre Birck