Euro numérique: nécessité d’un monde digital ou risque pour la démocratie?
En octobre 2020, la Banque centrale européenne (BCE) publiait un rapport sur un potentiel euro numérique. Le projet, officiellement concrétisé un an plus tard, est aujourd’hui bien avancé et devrait entrer cette année dans la phase d’application d’un prototype. L’argument principal de la BCE pour défendre cette nouvelle forme d’euro est de «préserver le rôle de la monnaie publique comme point d’ancrage monétaire du système de paiement». Toutefois, d’aucuns s’interrogent sur le risque démocratique d’un «e-euro».
Une monnaie numérique?
Depuis plusieurs années, nombre de banques centrales à travers le monde ambitionnent la dématérialisation de leur monnaie. Celle-ci donnerait de nouvelles perspectives à des devises publiques n’existant que sous la forme de billets ou de pièces actuellement. Les sommes enregistrées sur les comptes relèvent effectivement des banques privées. Il est important de les distinguer car la monnaie publique fait autorité par rapport à celle privée et garantit une valeur nominale, c’est-à-dire qu’un billet de 50 euros sera toujours repris pour une valeur de 50 euros.
Cette caractéristique représente d’ailleurs une différence primordiale entre la monnaie numérique de banque centrale et les crypto-actifs tels que le bitcoin. Ces derniers constituent un mode de paiement très instable et inconvertible à parité avec une devise publique.
L’euro digital de la BCE
Dans un document publié en juillet 2022, la BCE avance des arguments de taille pour son projet de numérisation et l’un des principaux est que «l’e-euro» permettrait de «préserver le rôle de la monnaie publique comme point d’ancrage monétaire du système de paiement». La devise uniquement physique de la BCE se trouve de plus en plus marginalisée dans un monde toujours plus digitalisé. Mettre sur pied un euro numérique offrirait aux citoyens un nouveau moyen de règlement à la fois efficace, complémentaire à ceux existants et sécurisé. Ce dernier point relève d’une importance particulière car, avec le développement des crypto-actifs totalement vulnérables aux variations du marché international, le système financier pourrait être exposé à l’instabilité. Et si l’argent physique devait tomber en désuétude, la valeur des euros enregistrés sur une carte de banque serait elle aussi fluctuante.Le gouvernement a pris un engagement fort pour mener le Luxembourg à bon port en termes de digitalisation, tout en ne laissant personne pour compte
S’ajoutent à cela les avancées technologiques des autres banques centrales qui, selon la BCE, imposent le renforcement du rôle international de la devise européenne. Dans son texte, elle déclare: «En l’absence d’un euro numérique, l’apparition de monnaies numériques de banque centrale dans les autres grandes économies et leur utilisation transfrontière risqueraient de compromettre le rôle de l’euro à l’échelle internationale. Les monnaies numériques de banque centrale offrent en effet des avantages en termes d’efficacité, d’utilisation à grande échelle, de liquidité et de sécurité, et pourraient faciliter les paiements transfrontières. Elles peuvent donc renforcer l’attractivité d’une monnaie et son utilisation comme unité de paiement mondiale».
Finalement, l’euro numérique pourrait également favoriser l’innovation et accompagner la transition digitale en tirant parti des synergies avec le secteur privé. «Par exemple, si les intermédiaires avaient la possibilité de proposer des services innovants reposant sur l’euro numérique, celui-ci faciliterait une utilisation rapide des solutions de paiement à plus grande échelle afin de couvrir l’ensemble de la zone euro, tandis que les plus petites entreprises pourraient proposer des services de technologie plus avancée à des prix compétitifs», explique la BCE.
Des risques démocratiques
«L’e-euro» de la BCE ne fait toutefois pas l’unanimité. Le reproche principalement exprimé par ses opposants repose sur le fait que le porteur du projet n’est pas l’exécutif européen mais la banque centrale, contrairement au cas de l’e-yuan élaboré par le gouvernement chinois lui-même. L’autorité monétaire réfléchirait selon des considérations purement pécuniaires et aucunement politiques. Ainsi, le rôle prépondérant de la BCE mettrait en péril les principes démocratiques inhérents à la Charte européenne des droits de l’Homme. Les nouvelles technologies ne doivent servir qu’un seul but: l’intérêt des citoyens et des entreprises
L’anonymat serait notamment inenvisageable avec les devises dématérialisées. Celles publiques et privées respectent le secret bancaire: la circulation des pièces et des billets est intraçable et aucune institution ou autorité ne dispose d’une vision précise des transactions effectuées par carte. L’avocat français Hubert de Vauplane explique: «Selon le socle technologique sous-jacent à la monnaie numérique, celle-ci sera pseudonyme (…). Dans le cas du pseudonymat, si l’identité du détenteur n’est pas révélée, l’outil qui permet d’utiliser la monnaie numérique est pour sa part identifiable (…). Ainsi, «il suffit» de faire le lien entre l’instrument et la personne pour connaître l’identité de celle-ci, ce qui sera nécessairement le cas de la transaction en monnaie numérique». Bien que la BCE se soit dit consciente de cette problématique, rien ne garantit qu’elle trouvera une solution.
La question de la préservation de la vie privée et personnelle se pose également. Le support monétaire digitalisé contient directement les informations relatives aux opérations effectuées, contrairement à celui des banques privées (la carte). À ce jour, aucune certitude n’existe sur ce qu’il sera fait de ces données si facilement consultables.
De plus, une monnaie virtuelle est programmable: son utilisation peut être limitée. Par exemple, les aides au logement accordées par ce biais ne pourraient être dépensées que pour payer un loyer. En l’occurrence, «l’e-euro» paraît plutôt intéressant, mais il n’empêche en aucun cas un contrôle abusif des achats et la surveillance des détenteurs. Pire, cette programmation ouvrirait la porte à une monnaie «fondante», c’est-à-dire soumise à une date d’expiration.
Pour être en accord avec les lois démocratiques européennes, l’euro digital devra donc être régi par un cadre légal strict et élaboré en collaboration étroite avec le pouvoir politique.
Par P. Paquet