«Réaliser les objectifs climatiques avec l’industrie»
L’adoption, cet été, de la loi américaine sur la réduction de l’inflation a suscité un certain nombre de préoccupations sur le Vieux Continent. Cette loi, qui prévoit notamment 369 milliards de dollars de dépenses publiques et de crédit d’impôt pour réduire de 42% les émissions de CO2 des USA d’ici 2030, contient des dispositions qui discriminent les entreprises européennes et a remis en question la stratégie de décarbonation de l’UE fondée sur le marché du carbone. Craignant pour la compétitivité de ses entreprises, la Commission a récemment présenté son plan industriel du Pacte vert, devant «créer des conditions propices à l’industrie des technologies propres» sur le sol européen et participer à l’atteinte de ses objectifs climatiques. Comment ce plan est-il accueilli au Grand-Duché? Quelles conséquences aura-t-il sur l’industrie luxembourgeoise? René Winkin, directeur de la FEDIL, répond à ces questions.
Pourriez-vous dresser un état des lieux de l’industrie luxembourgeoise du point de vue de la décarbonation?
Une vingtaine d’entreprises appartenant à des secteurs grands émetteurs de gaz à effet de serre tombent sous le champ d’application de la directive ETS qui les oblige à se procurer les quotas nécessaires pour couvrir leurs émissions. Pour la plupart de ces entreprises, le volume de quotas qui est mis à leur disposition gratuitement baisse plus rapidement que leurs besoins. Avec un prix unitaire qui se situe actuellement entre 75 et 100 euros/tonne, le coût de ce retard de décarbonation commence à devenir conséquent. Quelques entreprises ont su couvrir leurs besoins en énergies primaires moyennant un recours massif à la biomasse considérée neutre en carbone. Mais cette solution n’est pas à la portée de tous.
L’ensemble des entreprises couvertes par le système ETS réalisera son objectif de réduction d’une manière ou d’une autre, car la réduction progressive des quotas donnés ou vendus aux enchères est bien définie jusqu’à atteindre l’étape intermédiaire de 2030. Les entreprises non-ETS ne sont pas en ligne avec la trajectoire que le gouvernement a fixée pour leur ensemble. Le retard qu’affichent les entreprises est en phase avec celui du déploiement de mesures encadrantes qui seraient assez incitatives pour enregistrer les progrès souhaités.
D’une manière générale, on doit constater qu’en termes de déploiement de technologies ou autres mesures bas carbone, les fruits à portée de main ont été cueillis et que les futurs progrès seront plus difficiles à réaliser. Parfois, ceux-ci exigent des prérequis, tels que l’approvisionnement en hydrogène ou la mise en place de débouchés pour du CO2 retiré des gaz d’échappement. À l’heure actuelle, ces prérequis font encore défaut et, là où les technologies en question commencent à être mises en œuvre, elles engendrent des investissements et des coûts opérationnels nettement plus élevés. Comme évoqué plus haut, les mesures encadrantes susceptibles d’atténuer ou d’évincer ces obstacles techniques et économiques font défaut ou restent incomplètes.
Comment les industries luxembourgeoises accueillent-elles le Plan industriel du Pacte vert?
Trois ans après la présentation du Green Deal, la Commission européenne reconnaît que ce deal ne réussira pas sans dégâts collatéraux majeurs s’il n’est pas accompagné de mesures encadrantes facilitatrices ou incitatives. Il fallait une offensive américaine sous forme d’une politique climatique plus équilibrée stimulant la demande et l’offre de nouvelles technologies pour que l’Union européenne réalise que son deal de fin 2019 était incomplet.
Le Plan industriel vise à réaliser les objectifs climatiques avec l’industrie: aussi bien avec celle qui est susceptible de moderniser ses procédés de production qu’avec celle appelée à développer les solutions technologiques et les produits favorables à la décarbonation. La concrétisation des programmes de soutien massif aux secteurs difficiles à décarboner, l’amélioration des possibilités d’accès au financement, l’adaptation des règles en matière d’aides d’État, la réforme du marché de l’électricité actuellement trop chère pour se substituer à l’énergie fossile, le déploiement de programmes d’orientation et de formation des travailleurs existants en ligne avec la hausse rapide des besoins autour des activités vertes, une politique de matières premières digne de ce nom pour accéder aux ressources nécessaires ou encore une simplification et une accélération des procédures qui, aujourd’hui, freinent trop le mouvement vers une économie bas carbone, tous ces objectifs du Plan industriel répondent à des besoins réels dans l’industrie et dans bien d’autres secteurs concernés par cet énorme bouleversement qu’est la transition énergétique.
S’agit-il pour elles d’une réponse attendue aux subventions massives des États-Unis et de la Chine à leur industrie verte?
Après s’être rendu compte que les États-Unis avaient la ferme intention de continuer à implémenter leur Inflation Reduction Act, malgré les protestations émanant de notre côté de l’Atlantique, la Commission n’avait pas d’autre choix que de proposer un plan similaire. Le risque d’une perte douloureuse d’industries de base était trop grand. On pourrait oublier les plaidoyers politiques post-Covid en faveur d’un «nearshoring» ou d’un «reshoring» de la production industrielle, si les encadrements américain, chinois ou autres convainquaient nos industries à quitter le continent.
Quelle est la position de la FEDIL vis-à-vis de ce plan?
Nous trouvons qu’il contient les bons éléments. Mais il est loin de produire ses effets. Contrairement à un plan chinois ou une politique américaine, le plan de la Commission contient plusieurs éléments qui risquent de rester lettre morte si les États membres ne suivent pas ou si les retards dans l’application deviennent trop importants. C’est clairement un des points faibles. Sur plusieurs des chantiers abordés, la Commission n’a pas le dernier mot. La bonne intention de simplifier et d’accélérer les procédures en est une bonne illustration. Nous constatons déjà sur le seul plan national que le monstre bureaucratique et procédural échappe largement à la volonté politique qui n’arrive plus à rectifier le tir.
Quels pourraient être ses potentiels (dés)avantages pour la compétitivité de l’industrie luxembourgeoise et l’économie en général?
Plus on accumulera des retards dans la mise en place du bon encadrement, plus le prix de la décarbonation deviendra cher, plus les baisses des émissions se réaliseront sous forme de fermetures ou de délocalisations d’industries intensives en énergie et d’autres activités y liées.
Comment le plan peut-il contribuer au développement de nouvelles compétences «vertes»?
C’est un chantier qu’il faudrait prioritairement aborder sur le plan national. Les transformations technologiques accélèrent la vitesse de remplacement d’anciens emplois par de nouveaux. Ceci exige une mobilité accrue des travailleurs et le déploiement d’efforts de formation initiale et continue anticipant les besoins de demain. L’Europe peut contribuer à l’amélioration de cette mobilité et à l’échange de bonnes pratiques. Pour produire des résultats tangibles favorables à notre marché du travail, le gros de l’effort devra être déployé par les acteurs publics et privés nationaux et dans la Grande Région.
Propos recueillis par A. Jacob