TELOSA: ville futuriste ou mirage mégalomane?
De tout temps, l’Homme a toujours rêvé de laisser une trace, comme pour conjurer le sort. L’histoire humaine est remplie de récits de bâtisseurs s’attaquant à des projets pharaoniques avec l’espoir de les voir un jour sortir de terre. La future ville Telosa ne déroge pas à la règle. Tout droit sortie de l’esprit du milliardaire américain, Marc Lore, cette «cité parfaite» écologique et socialement vertueuse entend révolutionner le fonctionnement des villes du futur. En plus d’être énergétiquement autonome, Telosa affirme sa volonté de mettre l’être humain au centre de ses préoccupations, notamment grâce à des services publics performants, à un transport public efficace, à une éducation gratuite et surtout à un traitement égalitaire des citoyens. Tout reste à faire pour que la «cité parfaite» ne soit pas un mirage tout droit sorti de l’imagination d’un mégalomane.
Depuis quelques années, l’idée d’une nouvelle ville dans le désert a germé dans l’esprit de Marc Lore. Ce milliardaire américain, qui a bâti sa fortune en dirigeant d’abord l’enseigne géante de distribution Walmart et puis en investissant avec succès dans le commerce électronique, a dévoilé son incroyable projet de construire une nouvelle ville américaine à 400 milliards de dollars.
Partant du constat que les écarts de richesse dans la population pourraient détruire l’Amérique et inspiré par les idées de l’économiste américain Henry George, auteur du manifeste «Progrès et pauvreté» paru en 1879, Marc Lore souhaite créer une fondation privée qui se chargerait d’acheter près de 81 000 hectares de terrain dans l’Ouest américain et de construire, sur une période de 40 ans, une cité de cinq millions d’habitants dont les services sociaux seraient financés par une taxe foncière. La première phase du chantier de la nouvelle ville Telosa devrait être terminée en 2030 pour accueillir ses 50 000 premiers habitants. Selon Marc Lore, il s’agira d’un grand quartier circulaire d’environ 600 hectares, une zone où tout sera accessible à pied, en somme la ville du quart d’heure.
Une cité gérée par une fondation
À terme, Telosa, qui signifie en grec ancien «objectif suprême» aura, selon ses concepteurs, une densité de population semblable à celle de Singapour. Le lieu d’implantation de cette ville du futur est toujours à l’étude, mais le Nevada, l’Utah, l’Idaho, l’Arizona, le Texas et la région des Appalaches font partie des probabilités. Ces zones sont arides et désertiques, et les terrains ne valent rien ou si peu. L’idée est de créer une fondation propriétaire de ces terres, de les viabiliser et d’inciter les gens à s’y installer. L’argent des impôts servira à consolider les infrastructures. La mission de la fondation, selon Marc Lore, est de récupérer la plus-value du terrain et de la restituer aux citoyens sous forme de médecine, d’éducation, de logements abordables et de services sociaux.
Construire une cité de cinq millions d’habitants, dont les services sociaux seraient financés par une taxe foncière
Même si le projet paraît démesuré, voire utopique, Marc Lore croit dur comme fer à sa cité idéale. Selon la chaîne économique américaine Bloomberg, le milliardaire et son équipe ont mis au point les valeurs officielles de la nouvelle municipalité. Ils ont développé un logo et engagé une équipe comprenant un planificateur des transports, un ingénieur et un historien urbain. Le prestigieux cabinet d’architecture Bjarke Ingels est désigné comme le concepteur architectural en chef de Telosa. La prospection pour trouver le terrain idéal a d’ores et déjà commencé. Certaines parcelles ont même été identifiées dans le Nevada avec le soutien des autorités locales. Sur le site internet de la future cité, des images ont également été dévoilées. Elles font état de bâtiments résidentiels recouverts de verdure ou de véhicules autonomes parcourant les rues. Un autre cliché présente un projet de gratte-ciel, surnommé Equitism Tower, qui se dresse tel un phare au milieu de la ville. Cet édifice emblématique disposera d’un réservoir d’eau surélevé, de fermes aéroponiques et d’un toit photovoltaïque produisant de l’énergie.
Équitisme: une ville ouverte, résiliente et inclusive
L’équitisme est un système socio-économique dans lequel la richesse engendrée par la force du travail est équitablement distribuée entre les travailleurs. S’inspirant de ce concept, les décideurs de la nouvelle ville veulent le transposer à l’échelle d’une cité moderne de plusieurs millions d’habitants. Érigé en vision globale, c’est un système économique dans lequel les citoyens ont des intérêts dans les terres de la ville. Selon le site de présentation du projet, la terre est une ressource limitée qui prend de la valeur au fil du temps en grande partie en raison de la croissance et de l’activité de la communauté. La valeur du terrain augmente également en raison des impôts que les résidents paient pour soutenir la croissance de la ville et développer les infrastructures telles que les routes, les ponts et tunnels, les réseaux de transport modernes, etc. Étant donné que la communauté est le principal moteur de croissance des valeurs foncières grâce à l’impôt, il semble juste que cette même communauté bénéficie de l’augmentation de la valeur des terres. Avec ce nouveau modèle économique, Telosa entend créer des services sociaux plus performants et avantageux pour les résidents sans charges supplémentaires pour le contribuable. Ce système égalitaire et inclusif se défend néanmoins de s’inspirer d’une quelconque doctrine socialiste. Il prend ses racines dans une vision économique capitaliste où la liberté d’entreprendre est légion. La ville n’intervient que pour gérer les infrastructures, les terres et les services publics. Marc Lore précise d’ailleurs qu’il s’est largement inspiré des limites du système américain et des inégalités sociales dangereuses qu’il a engendrées pour construire son concept de la cité modèle.
Pour les instigateurs du projet, il existe de nombreux exemples de réussite du modèle de dotation et du concept de retour sur la valeur foncière réinvesti dans la communauté pour financer des services publics essentiels. Près de vingt villes de Pennsylvanie et des universités de premier plan, telles que Stanford, utilisent des terres et d’autres ressources naturelles limitées pour fournir un soutien essentiel à l’éducation et à d’autres domaines clés qui renforcent la communauté et le vivre-ensemble. Dans sa charte constitutive, Telosa fait du principe de l’équité le socle de la croissance inclusive. Elle prône le respect et l’honnêteté dans la gestion des affaires publiques. Elle dit vouloir soutenir les entreprises et les organisations dans l’élaboration de politiques et de protocoles pour créer des opportunités et combler les écarts sociaux tout en respectant l’expression et les libertés individuelles.
Les limites de la cité égalitaire
Sur le papier, la cité modèle de Telosa prend des allures d’une république idéale si bien décrite par Platon, mais la réalité rattrape très souvent les projets les plus fous et même l’enthousiasme de Marc Lore. Des réserves s’élèvent de part et d’autre pour pointer du doigt un certain utopisme dans la démarche générale. D’abord sur un plan économique, 400 milliards de dollars d’investissement n’est pas une mince affaire par les temps qui courent et la rente foncière promise ne peut à elle seule financer un si grand projet. Sara Moser, spécialiste de la géographie urbaine de l’université canadienne McGill n’est pas aussi enthousiaste que Marc Lore. Selon elle, ce type de projet en Amérique du Nord émane surtout d’individus issus de la Big Tech animés par la conviction que des startups privées sont la solution à tous les problèmes.
Le financement via la plus-value sur les terres s’apparenterait plutôt à un système pyramidal dans lequel les premiers arrivés sont les mieux servis. Le foncier qui prend de la valeur au fil du temps attirera à terme les spéculateurs surtout en cas de réussite. La spéculation foncière est la mère des inégalités car elle laisse sur le carreau les plus démunis. Il y a une contradiction manifeste dans l’énoncé du projet, qui veut régenter la vie de la communauté grâce à une fondation d’un côté et laisser la libre entreprise et tous les mécanismes de la concurrence et du profit s’installer de l’autre. Tôt ou tard, le problème de la régulation se posera… à moins que Telosa soit prête à changer de logiciel en temps voulu pour faire face à tout dysfonctionnement.
Le volet économique n’est pas la seule épine dans le pied de ce projet, la question écologique est tout aussi importante. Telosa, en tant que ville intelligente et résiliente, produira certainement une partie de son énergie sur place, mais pas la totalité. Une ville connectée de cinq millions d’habitants, avec beaucoup de startups énergivores, des transports électrifiés et toute une nouvelle ville à alimenter n’est pas chose facile, même si Telosa compte investir massivement dans l’éolien et le photovoltaïque. En outre, alimenter en eau potable une si grande ville située en plein désert nécessitera certainement de grands investissements et surtout une source pérenne d’alimentation en eau. La sécheresse touche de plein fouet de grandes villes américaines, voire des États comme celui de Californie. Enfin, construire une ville entière avec de hautes attentes écologiques va certainement nécessiter énormément de matériaux et beaucoup de moyens de transport. L’empreinte carbone risque d’enfler considérablement dans des régions désertiques épargnées jusque-là par la pollution. D’ailleurs, les écosystèmes seront aussi chamboulés. La faune et la flore souffriront de la ville modèle au milieu du désert. Une présence humaine de cinq millions de nouveaux habitants posera également le problème épineux des déchets. Telosa veut bâtir sa réputation en mettant l’être humain au centre des préoccupations et en réinventant le principe de l’État providence à l’américaine avec une touche de régulation dans les prestations sociales. Mais il est évident que la prospérité attire, et la ville aura besoin de main-d’œuvre pour fonctionner. Le risque est de voir s’implanter autour de la ville modèle, des cités dortoirs, des bidonvilles habités par une force de travail peu onéreuse et qui ne peut en aucun cas prétendre aux standards de vie des Tolesiens, ni à leur couverture sociale.
Une foule d’interrogations persiste quant à la viabilité d’un projet aussi pharaonique. Plutôt que de plancher sur l’aspect financier, la capitalisation sur le foncier et le recours massif aux technologies, les responsables de Telosa devraient peut-être réfléchir à l’éducation des nouveaux habitants de Telosa en termes de consommation responsable, de changement de perception de l’environnement et à toutes les problématiques liées à l’écologie et à un partage de la richesse plus équitable pour atteindre enfin l’équité.
Par R. Hatira